
Nos valeurs en images:
Le compagnonnage avec les animaux et leur observation quotidienne révèle les forces de l’instinct et d’un mouvement unifié. L’acquisition de ce mouvement fluide pourtant quasiment instinctif est plus laborieuse chez l’homme, elle exige un travail sur soi dont la qualité du geste constitue le révélateur. Par les arts martiaux, la danse, tous les actes créateurs dont nos imaginations débordent ainsi que l’activité physique quotidienne que demande l’entretien d’une ferme, nous travaillons le geste. Par l’écriture, la psychothérapie classique et un souci de qualité de parole dans nos échanges collectifs et amicaux nous travaillons le langage. À la seule fin de nous libérer du geste et du langage vers un mouvement harmonieux. La beauté est à ce prix, le chemin parfois ardu et souvent solitaire. Par les médiations animale et artistique, Lann Azen favorise la solidarité de ceux qui veulent s’épauler sur cette voie.






Avant tout, travailler sur nos peurs, à partir de celle que les chevaux nous inspirent en miroir de celle que nous inspirons à ces proies dont nous restons les prédateurs. Bien malin qui prétend lire à livre ouvert dans l’esprit des chevaux, à tous les débats sur les chuchoteurs, préférons la poésie de Rainer Maria Rilke:
« Regarde au firmament. Où est « le Cavalier » ?
Alors qu’il met en nous sa singulière empreinte,
Cet orgueil de la terre. Et aussi le second qu’il cravache et qu’il freine, et qui le porte, lui.
N’est-ce donc pas, éperonné et puis maté, ainsi que va ce naturel nerveux de l’Être?
Voie et volte. Et pourtant, une pression suffit.
À nouveau quelque course. Et les deux ne font qu’un.
Mais le sont-ils? Ou bien tous deux partagent-ils un autre avis sur le chemin qu’ils font ensemble?
Innommément déjà table et pré les séparent.
Aussi la conjonction stellaire trompe.
Mais nous sommes ravis, fut-ce pour un moment,
D’en croire la figure. Et voilà qui suffit. »
Rainer Maria Rilke, Les Élégies de Duino.

Observer les animaux. Passer de l’autre côté du miroir qu’ils nous tendent… John Berger, dans son livre « Pourquoi regarder les animaux » (Éditions Héros-Limite, 2011), révèle les secrets entraperçus dans ces regards croisés entre l’homme et l’animal :
« Les yeux d’un animal en train d’observer un homme sont attentifs et méfiants. On peut imaginer que le même animal regarde d’autres espèces de la même façon. Il ne réserve pas à l’homme un regard spécial. Mais aucune autre espèce que l’homme ne reconnaîtra comme familier le regard de l’animal. Les autres animaux seront seulement tenus en respect, quand l’homme, lui, sera conscient de lui renvoyer exactement le même regard. » (p.22)


» L’animal le scrute à travers un gouffre d’étroite incompréhension. C’est pourquoi l’homme réussit à surprendre l’animal. Or l’animal – même domestique – peut également surprendre l’homme. Car l’homme aussi le scrute à travers un gouffre d’incompréhension, similaire mais pas identique, et ce, où qu’il tourne les yeux. Toujours il regarde à travers son ignorance, et parfois sa peur. Du coup, lorsque l’homme est regardé par l’animal, il est vu comme son propre environnement est vu par lui-même. Le fait que l’homme admette cela lui rend familier le regard de l’animal. Cependant l’animal reste distinct et ne se laisse jamais confondre avec l’homme. D’où l’attribution d’un pouvoir à l’animal: un pouvoir comparable au pouvoir humain mais ne coïncidant jamais avec lui. L’animal détient des secrets qui, contrairement aux secrets des grottes, des montagnes, des mers, s’adressent spécifiquement à l’homme ». p22


« Les animaux ont d’abord pénétré l’imagination humaine en tant que messagers porteurs de promesses. La domestication du bétail, par exemple, n’a pas été motivée par un simple besoin de lait et de viande. Le bétail possédait des fonctions magiques, tantôt divinatoires, tantôt sacrificielles. À l’origine, on décidait qu’une espèce donnée serait à la fois magique, apprivoisable et alimentaire, en fonction de ses habitudes, de sa proximité et de l’intensité avec laquelle elle y « invitait ». p.21
« Partout les animaux ont fourni des explications, ou, plus exactement, ont prêté leur nom ou leur caractère à une qualité qui, comme toutes les qualités, était par essence mystérieuse. »




« Ce qui distinguait l’homme de l’animal, c’était l’aptitude humaine à la pensée symbolique, aptitude elle-même inséparable du développement d’un langage où les mots, au lieu de simples signaux, étaient les signifiants de quelque chose d’autre qu’eux-mêmes. Or les premiers symboles furent des animaux. Ce qui distinguait les hommes des animaux est donc né du rapport même qu’ils entretenaient. »
« Aucun animal ne « confirme » l’homme, que ce soit positivement ou négativement. L’animal peut se faire tuer puis manger, de telle sorte que son énergie s’assimile à celle que le chasseur possède déjà. L’animal peut se faire apprivoiser, de telle sorte qu’il fournit au paysan nourriture et aide dans le travail. Mais toujours, l’absence de langage commun, le silence de l’animal garantissent sa distance, sa différence, son exclusion par l’homme. » p.23
« On peut considérer, précisément en vertu de cette différence, que la vie d’un animal, à ne jamais confondre avec celle d’un homme, se déroule parallèlement à cette dernière. C’est au moment de la mort seulement que les deux lignes convergent, pour se croiser, peut-être, et redevenir parallèles par la suite; d’où la croyance répandue en la transmigration des âmes.
Avec leur vie parallèle, les animaux offrent à l’homme une compagnie qui n’a rien à voir avec celle que peut lui offrir un autre homme. Rien à voir parce que cette compagnie répond à la solitude de l’homme en tant qu’espèce.» p23-24



Pour finir, laissons le dernier mot à Pascal Quignard, dont la plume permet de tout faire basculer:
« Tout mythe explique une situation actuelle par le renversement d’une situation antérieure. Tout à coup quelque chose désarçonne l’âme dans le corps.
Tout à coup un amour renverse le cours de notre vie.
Tout à coup une mort imprévue fait basculer l’ordre du monde et surtout celui du passé car le temps est continûment neuf.
[…]
Ce fut l’œil du cheval que monte Antonio Giulio Brignole qui bouleversa Nietzsche à Gênes. Il le nota aussitôt sur son carnet, en 1877, sortant du palazzo Rosso.
Van Dyck peignit cet œil en 1621.
Nietzsche note simplement que l’œil du cheval de Van Dyck est « plein d’orgueil » et que sa vision l’a « remis d’un coup sur pied » alors qu’il se trouvait en pleine dépression.
Onze ans plus tard, en avril 1888, Nietzsche loue une chambre au 6 via Carlo Alberto à Turin. Quand il sort, il traverse la place, il emprunte la contre allée, il suit la rive du Pô.
Le 3 janvier 1889, Piazza Carlo Alberto, devant la fontaine, il regarde un vieux cheval humilié que son propriétaire frappe avec violence. Le cheval regarde Nietzsche avec un tel air de douleur que ce dernier court vers lui, l’enlace et perd à jamais l’esprit. »
Pascal Quignard, Les Désarçonnés. Chapitres XV et XXXIII.


